En ce début d’automne 2014, un
changement de cap notoire a pu être observé dans la politique
étrangère des pays européens. Les capitales occidentales se sont
enfin mobilisées pour les Syriens, Irakiens et Kurdes victimes de la
folie meurtrière de l’Etat islamique (EI). Certes on peut mieux
faire mais toute avancée en terme de mobilisation, même la plus
timide, mérite encouragement. Il a toutefois fallu attendre
l’exécution barbare de deux journalistes américains pour que le
Etats-Unis et l’UE prennent la mesure de la menace djihadiste. Pour
autant, les atrocités commises en Syrie au nom d’un Islam perverti
sont loin d’être une spécificité de l’EI.
L’ampleur et la frénésie des
destructions terroristes au Moyen-Orient ont un pouvoir d’envoûtement
insoupçonné. On en viendrait presque à oublier que les populations
ont subi la cruauté djihadiste bien avant l’apparition de l’EI.
La guerre contre les « hérésies » a en effet été lancée par
des groupes armés agissant sous la bannière de l’Armée syrienne
libre (ASL) dès 2011, première année de la guerre civile syrienne.
Avant les persécutions visant les
yézidis, les chrétiens, les sunnites ou les laïcs dont nous sommes
aujourd’hui les témoins bien souvent impuissants, le terrorisme
sectaire a d’abord frappé les chiites à la faveur de l’occupation
US en Irak en 2003 et les alaouites dès le début de ce qui fut
appelé un peu hâtivement le « printemps syrien ».
Comparée à l’élan de solidarité
envers les yézidis et les chrétiens de Syrie et d’Irak, on
réalise à posteriori que la politique de persécution systématique
visant les alaouites en Syrie n’a guère suscité la même
compassion.
Les alaouites sont pourtant les
indétrônables boucs émissaires et souffre-douleur des milieux
orthodoxes musulmans chasseurs d’hérétiques.
De nombreuses raisons théologiques
expliquent la haine atavique vouée par les groupes identitaires les
plus conservateurs envers cette minorité musulmane dissidente.
D’abord, l’alaouisme repose sur la
croyance en l’essence divine d’Ali, suprême crime d’apostasie
par « association » (shirk) diront les musulmans sunnites
orthodoxes. Cette divinisation d’Ali leur a également valu d’être
taxés d’exagérateurs (ghoulat) par le clergé chiite dont ils se
sentent relativement proches.
D’autre part, la pratique religieuse
des alaouites se veut singulièrement minimaliste et libérale.
Les alaouites prient en effet de
manière aléatoire, en position debout ou assise mais ne se
prosternent jamais. Ils ne pratiquent pas les cinq séances de
prière, ne vont pas à la mosquée, n’effectuent pas le pèlerinage
à La Mecque et s’opposent à la charia. Le culte alaouite est par
ailleurs ésotérique et initiatique.
Les alaouites ne manquent donc pas
d’originalité ce qui fait bondir les inconditionnels de la
charia.
Qui plus est, ils vénèrent les sages
de leur communauté inhumés dans de petits mausolées de couleur
blanche surmontées de coupoles. Ces petits édifices isolés sur des
collines verdoyantes sont appelés « ziyara » ou « qoubba ». Le
culte des saints leur vaut d’être taxés de polythéistes. Ils
célèbrent par ailleurs certaines fêtes chrétiennes, autre signe
de « déviance » selon leurs détracteurs.
La liberté d’interprétation des
textes islamiques dits sacrés et leur distanciation par rapport à
l’orthodoxie sunnite condamnent les alaouites à demeurer depuis
leur apparition en tête de liste des communautés "impies"
à exterminer.
Au XIIe siècle, le penseur sunnite
Abou Hamid al Ghazali décréta que les alaouites « apostasient en
matière de sang, d’argent, de mariage et de boucherie. Il aboutit
à une terrifiante conclusion : « C’est un devoir de les tuer. »
Deux siècles plus tard, un juriste
sunnite de l’école religieuse hanbalite dénommé Ibn Taymiyya
décrivit les alaouites comme plus « mécréants que les juifs ou
les chrétiens ». Il édicta une fatwa appelant à « verser le sang
des alaouites » pour « plaire à Allah ». Le massacre d’alaouites
serait selon lui un « grand acte de piété ».
Ibn Taymiyya répandit l’idée
monstrueuse que tuer un alaouite valait plus qu’une journée
entière de prières. Cet appel au meurtre fut doublé d’une
campagne de diffamation faisant passer les alaouites pour des membres
d’une secte orgiaque pratiquant l’inceste.
La plupart des groupes armés
aujourd’hui actifs en Syrie vénèrent Ibn Taymiyya et appliquent
sa fatwa anti-alaouite à la lettre. Certaines brigades de l’Armée
syrienne libre ont même pris le nom de l’inquisiteur médiéval.
Elles revendiquèrent et assumèrent
leur guerre d’extermination contre l’ « hérésie » alaouite
bien avant l’émergence de l’Etat islamique.
Durant l’été 2011, les quartiers
alaouites de Homs ont été attaqués par des groupes djihadistes.
L’armée a dû s’interposer pour protéger les habitants
alaouites de la ville.
Dans les villages de Lattaquié, à
Aqrab (Hama), Maksar al Hessan (Homs), Maan (Hama) ou Adra (Damas),
des civils alaouites ont été massacrés par dizaines pour la simple
raison qu’ils appartenaient à cette communauté.
Capturé par des groupes rebelles dits
« modérés » au début du mois d’août 2013, le cheikh alaouite
Badr Ghazali a subi un interrogatoire théologique devant un tribunal
d’Inquisition avant d’être torturé jusque mort s’ensuive.
Les groupes armés anti-gouvernementaux
ont habilement associé les mots « régime », « alaouites » et «
chabbihas », désignant des maffieux pro-Assad accusés d’atrocités.
Cette confusion rhétorique fut d’une redoutable efficacité sur le
plan de la communication.
D’une part, elle permit de faire
accepter à l’opinion internationale les pires exactions commises
par les rebelles envers des civils loyalistes. Le meurtre de civils
innocents était ainsi déguisé en acte de représailles légitime
et mérité contre de monstrueux chabbihas.
D’autre part, elle servit à stimuler
le sentiment identitaire et anti-alaouite parmi les Syriens sunnites.
Certains groupes terroristes
épargnaient délibérément les prisonniers sunnites civils
suspectés de loyauté envers le gouvernement et parfois même des
militaires. Ce droit de repentance accordé aux sunnites loyalistes
faisait partie d’une stratégie de destruction du socle idéologique
et culturel de la Syrie moderne.
Les alaouites capturés par les groupes
armés n’ont eu que très rarement la chance de s’en sortir
vivant.
En pratiquant cette terreur sélective,
l’opposition radicale cherchait à dynamiter les fondements de la
société syrienne.
Durant les années 70 et 80, les Frères
musulmans syriens ont recouru au même mode opératoire consistant à
rafler des loyalistes, à séparer alaouites et sunnites, puis à
n’exécuter que les alaouites.
Tout au long de l’histoire de la
Syrie moderne, les alaouites n’ont eu guère le choix que de se
fondre dans la masse en se gardant d’afficher tout étiquette
identitaire étant donné leur infériorité numérique et leur
vulnérabilité.
Alors que les alaouites évitent
d’évoquer le plan d’extermination dont ils sont victimes par
peur de se différencier de l’Islam majoritaire et de contribuer
ainsi à la polarisation confessionnelle dans leur pays, les groupes
armés d’opposition ont systématiquement imputé chaque crime
d’Etat commis supposément par un alaouite, aux près de 3 millions
d’alaouites qui peuplent la Syrie.
Cette propagande a été rentable à
plusieurs égards y compris sur le plan financier. En effet, des
groupes armés anti-régime ont fait de la haine anti-alaouite leur
fonds de commerce pour appâter les riches prédicateurs sectaires
basés dans les pays du Golfe où il est de bon ton d’accuser les
alaouites d’être des agents de l’Iran.
Pour entretenir la haine anti-alaouite,
des provocateurs pro-saoudiens ont misé sur une victimisation
permanente se nourrissant de l’équation saugrenue suivante:
puisque la lutte anti-terroriste est menée par un Etat qui compte un
grand nombre d’alaouites fonctionnaires et militaires en son sein,
les alaouites sont collectivement responsables de nos malheurs.
Or, on peut raisonnablement penser que
même si une multitude de crimes d’Etat dénoncés par les rebelles
ont été commis par des alaouites, cela ne veut pas nécessairement
dire que ces crimes ont été commis pour des motifs confessionnels.
D’autant que la « guerre contre les
sunnites » est un principe totalement étranger à la doctrine
alaouite.
Il n’existe en effet aucune base
religieuse à la violence que pourrait exercer un alaouite contre un
sunnite. Il n’existe aucun Ibn Taymiyya ou al Ghazali alaouite. Il
n’existe aucun suprématisme alaouite. L’idée même de
prosélytisme est inconcevable car la préoccupation des alaouites
est de survivre et non pas de s’imposer, de conquérir ou de
convertir.
La tradition alaouite encourage la
communauté à s’adapter à leur environnement religieux, à vivre
en sunnites parmi les sunnites et en chrétiens parmi les chrétiens.
Par conséquent, le soldat alaouite qui
agit dans un cadre national, se bat au nom de la patrie, de l’arabité
ou de la sécurité aux côtés de son compagnon d’armes sunnite et
non pas au nom de sa communauté contre une autre communauté.
La relative surreprésentation des
alaouites dans l’armée n’a rien avoir avec un quelconque «
complot alaouite » ou une envie d’oppresser autrui. D’origine
rurale, les alaouites ont rejoint l’armée pour échapper à la
pauvreté qui ravageait la montagne alaouite. L’éducation
militaire constituait leur unique espoir d’échapper à leur sort
misérable.
L’autre raison majeure de leur
adhésion massive à l’armée est à la fois à rechercher dans le
rapport des alaouites à la modernité et à leur statut de
sous-hommes dans la société féodale syrienne.
L’édification d’une armée
nationale a ainsi permis aux alaouites non seulement de survivre à
la misère mais aussi d’accéder à l’égalité citoyenne. Grâce
à l’armée, ils sont devenus des Syriens à part entière pouvant
se targuer “protéger la patrie”, de se battre au nom de
l’arabité et du panarabisme.
Malgré l’omniprésence du
confessionnalisme en Syrie, en trois années de guerre, aucune milice
alaouite se revendiquant comme telle n’est apparue sur le front
syrien.
Pour protéger leur patrie et leurs
foyers, les alaouites se sont mobilisés soit dans l’armée
gouvernementale, soit dans les Forces de défense nationale, soit
dans les brigades Baath ou encore dans les rangs de « Résistance
syrienne », une milice patriotique créée par le militant
communiste turco-syrien Mihrac Ural (1). Toutes ces milices
supplétives sont multiconfessionnelles et prônent l’égalité
alaouites-sunnites (2).
A l’inverse, les groupes armés
anti-régime n’ont cessé de pratiquer la surenchère
confessionnelle en se proclamant fanatiquement pro-sunnites et
anti-alaouites.
Bien que l’essence du conflit syrien
soit foncièrement politique et idéologique, les groupes
d’opposition n’ont eu de cesse d’imposer leur lecture
confessionnelle, de différencier et de dresser les communautés
religieuses les unes contre les autres. En réduisant la guerre de
Syrie à un conflit sunnites/alaouites, les médias occidentaux ont
eux aussi reproduit la propagande sectaire de l’opposition.
Pourtant, en Europe comme en Syrie, le
ciblage massif, systématique et revendiqué d’un groupe humain en
raison de ce qu’il est, véritable marque de fabrique de
l’opposition armée syrienne, s’apparente à un nettoyage
ethnique.
Le directeur exécutif du Centre
mondial pour la responsabilité de protéger Simon Adams a averti en
novembre 2012 que le prochain génocide dans le monde serait celui
des alaouites.
Ce génocide est actuellement en cours.
Il se déroule sous nos yeux dans une indifférence planétaire.
Toute la difficulté de rendre compte
de ce génocide réside dans le fait que les crimes commis par l’Etat
syrien contre les groupes armés et les civils servent de
justificatifs aux crimes confessionnels commis par ces mêmes groupes
armés, crimes qui de surcroît jouissent d’une certification
religieuse.
En d’autres termes, la barbarie
généralisée du conflit syrien a pour conséquence la banalisation
du génocide anti-alaouite. Elle fait passer les persécutions
massives que subissent les alaouites en raison de leur croyance ou de
leur origine pour un simple fait divers.
Le 1er octobre dernier, un djihadiste
s’est fait exploser devant l’école Makhzoumi du quartier
d’Akrama à Homs. 48 écoliers, majoritairement alaouites, ont
perdu la vie. La plupart n’avaient pas 12 ans. Dans le système de
pensée djihadiste, l’origine de ces enfants est un motif suffisant
pour les éliminer jusqu’au dernier. Cet odieux crime de masse n’a
pas suscité l’attention escomptée de la part de la communauté
internationale.
Outre les alaouites, d’autres
minorités syriennes souvent apparentées au chiisme sont logées à
la même enseigne.
Le 4 août 2014, jour d’anniversaire
de l’assaut djihadiste sur les villages alaouites et le massacre de
nombreux villageois, une famille de confession ismaélite a été
décimée à Mzeiraa près de la ville de Salmiya à l’arme blanche
par des groupes armés d’opposition en raison de leur appartenance
communautaire. (3)
Une fois encore, des textes
prétendument sacrés ont permis de justifier la mise à mort d’un
groupe humain.
La commission d’enquête
internationale indépendante des Nations Unies qui enquête sur les
crimes de guerre en Syrie promet de ne laisser aucun crime impuni.
A ce jour, les groupes terroristes et
génocidaires qui massacrent délibérément femmes, enfants et
vieillards pour “hérésie” n’ont jamais été désignés comme
tels.
L’indifférence totale affichée par
la communauté internationale à l’égard des alaouites annonce des
jours sombres pour cette minorité qui lie inexorablement sa survie à
celui de l’Etat syrien.
En ce début d’automne 2014, un
changement de cap notoire a pu être observé dans la politique
étrangère des pays européens. Les capitales occidentales se sont
enfin mobilisées pour les Syriens, Irakiens et Kurdes victimes de la
folie meurtrière de l’Etat islamique (EI). Certes on peut mieux
faire mais toute avancée en terme de mobilisation, même la plus
timide, mérite encouragement. Il a toutefois fallu attendre
l’exécution barbare de deux journalistes américains pour que le
Etats-Unis et l’UE prennent la mesure de la menace djihadiste. Pour
autant, les atrocités commises en Syrie au nom d’un Islam perverti
sont loin d’être une spécificité de l’EI.
L’ampleur et la frénésie des
destructions terroristes au Moyen-Orient ont un pouvoir d’envoûtement
insoupçonné. On en viendrait presque à oublier que les populations
ont subi la cruauté djihadiste bien avant l’apparition de l’EI.
La guerre contre les « hérésies » a en effet été lancée par
des groupes armés agissant sous la bannière de l’Armée syrienne
libre (ASL) dès 2011, première année de la guerre civile syrienne.
Avant les persécutions visant les
yézidis, les chrétiens, les sunnites ou les laïcs dont nous sommes
aujourd’hui les témoins bien souvent impuissants, le terrorisme
sectaire a d’abord frappé les chiites à la faveur de l’occupation
US en Irak en 2003 et les alaouites dès le début de ce qui fut
appelé un peu hâtivement le « printemps syrien ».
Comparée à l’élan de solidarité
envers les yézidis et les chrétiens de Syrie et d’Irak, on
réalise à posteriori que la politique de persécution systématique
visant les alaouites en Syrie n’a guère suscité la même
compassion.
Les alaouites sont pourtant les
indétrônables boucs émissaires et souffre-douleur des milieux
orthodoxes musulmans chasseurs d’hérétiques.
De nombreuses raisons théologiques
expliquent la haine atavique vouée par les groupes identitaires les
plus conservateurs envers cette minorité musulmane dissidente.
D’abord, l’alaouisme repose sur la
croyance en l’essence divine d’Ali, suprême crime d’apostasie
par « association » (shirk) diront les musulmans sunnites
orthodoxes. Cette divinisation d’Ali leur a également valu d’être
taxés d’exagérateurs (ghoulat) par le clergé chiite dont ils se
sentent relativement proches.
D’autre part, la pratique religieuse
des alaouites se veut singulièrement minimaliste et libérale.
Les alaouites prient en effet de
manière aléatoire, en position debout ou assise mais ne se
prosternent jamais. Ils ne pratiquent pas les cinq séances de
prière, ne vont pas à la mosquée, n’effectuent pas le pèlerinage
à La Mecque et s’opposent à la charia. Le culte alaouite est par
ailleurs ésotérique et initiatique.
Les alaouites ne manquent donc pas
d’originalité ce qui fait bondir les inconditionnels de la
charia.
Qui plus est, ils vénèrent les sages
de leur communauté inhumés dans de petits mausolées de couleur
blanche surmontées de coupoles. Ces petits édifices isolés sur des
collines verdoyantes sont appelés « ziyara » ou « qoubba ». Le
culte des saints leur vaut d’être taxés de polythéistes. Ils
célèbrent par ailleurs certaines fêtes chrétiennes, autre signe
de « déviance » selon leurs détracteurs.
La liberté d’interprétation des
textes islamiques dits sacrés et leur distanciation par rapport à
l’orthodoxie sunnite condamnent les alaouites à demeurer depuis
leur apparition en tête de liste des communautés "impies"
à exterminer.
Au XIIe siècle, le penseur sunnite
Abou Hamid al Ghazali décréta que les alaouites « apostasient en
matière de sang, d’argent, de mariage et de boucherie. Il aboutit
à une terrifiante conclusion : « C’est un devoir de les tuer. »
Deux siècles plus tard, un juriste
sunnite de l’école religieuse hanbalite dénommé Ibn Taymiyya
décrivit les alaouites comme plus « mécréants que les juifs ou
les chrétiens ». Il édicta une fatwa appelant à « verser le sang
des alaouites » pour « plaire à Allah ». Le massacre d’alaouites
serait selon lui un « grand acte de piété ».
Ibn Taymiyya répandit l’idée
monstrueuse que tuer un alaouite valait plus qu’une journée
entière de prières. Cet appel au meurtre fut doublé d’une
campagne de diffamation faisant passer les alaouites pour des membres
d’une secte orgiaque pratiquant l’inceste.
La plupart des groupes armés
aujourd’hui actifs en Syrie vénèrent Ibn Taymiyya et appliquent
sa fatwa anti-alaouite à la lettre. Certaines brigades de l’Armée
syrienne libre ont même pris le nom de l’inquisiteur médiéval.
Elles revendiquèrent et assumèrent
leur guerre d’extermination contre l’ « hérésie » alaouite
bien avant l’émergence de l’Etat islamique.
Durant l’été 2011, les quartiers
alaouites de Homs ont été attaqués par des groupes djihadistes.
L’armée a dû s’interposer pour protéger les habitants
alaouites de la ville.
Dans les villages de Lattaquié, à
Aqrab (Hama), Maksar al Hessan (Homs), Maan (Hama) ou Adra (Damas),
des civils alaouites ont été massacrés par dizaines pour la simple
raison qu’ils appartenaient à cette communauté.
Capturé par des groupes rebelles dits
« modérés » au début du mois d’août 2013, le cheikh alaouite
Badr Ghazali a subi un interrogatoire théologique devant un tribunal
d’Inquisition avant d’être torturé jusque mort s’ensuive.
Les groupes armés anti-gouvernementaux
ont habilement associé les mots « régime », « alaouites » et «
chabbihas », désignant des maffieux pro-Assad accusés d’atrocités.
Cette confusion rhétorique fut d’une redoutable efficacité sur le
plan de la communication.
D’une part, elle permit de faire
accepter à l’opinion internationale les pires exactions commises
par les rebelles envers des civils loyalistes. Le meurtre de civils
innocents était ainsi déguisé en acte de représailles légitime
et mérité contre de monstrueux chabbihas.
D’autre part, elle servit à stimuler
le sentiment identitaire et anti-alaouite parmi les Syriens sunnites.
Certains groupes terroristes
épargnaient délibérément les prisonniers sunnites civils
suspectés de loyauté envers le gouvernement et parfois même des
militaires. Ce droit de repentance accordé aux sunnites loyalistes
faisait partie d’une stratégie de destruction du socle idéologique
et culturel de la Syrie moderne.
Les alaouites capturés par les groupes
armés n’ont eu que très rarement la chance de s’en sortir
vivant.
En pratiquant cette terreur sélective,
l’opposition radicale cherchait à dynamiter les fondements de la
société syrienne.
Durant les années 70 et 80, les Frères
musulmans syriens ont recouru au même mode opératoire consistant à
rafler des loyalistes, à séparer alaouites et sunnites, puis à
n’exécuter que les alaouites.
Tout au long de l’histoire de la
Syrie moderne, les alaouites n’ont eu guère le choix que de se
fondre dans la masse en se gardant d’afficher tout étiquette
identitaire étant donné leur infériorité numérique et leur
vulnérabilité.
Alors que les alaouites évitent
d’évoquer le plan d’extermination dont ils sont victimes par
peur de se différencier de l’Islam majoritaire et de contribuer
ainsi à la polarisation confessionnelle dans leur pays, les groupes
armés d’opposition ont systématiquement imputé chaque crime
d’Etat commis supposément par un alaouite, aux près de 3 millions
d’alaouites qui peuplent la Syrie.
Cette propagande a été rentable à
plusieurs égards y compris sur le plan financier. En effet, des
groupes armés anti-régime ont fait de la haine anti-alaouite leur
fonds de commerce pour appâter les riches prédicateurs sectaires
basés dans les pays du Golfe où il est de bon ton d’accuser les
alaouites d’être des agents de l’Iran.
Pour entretenir la haine anti-alaouite,
des provocateurs pro-saoudiens ont misé sur une victimisation
permanente se nourrissant de l’équation saugrenue suivante:
puisque la lutte anti-terroriste est menée par un Etat qui compte un
grand nombre d’alaouites fonctionnaires et militaires en son sein,
les alaouites sont collectivement responsables de nos malheurs.
Or, on peut raisonnablement penser que
même si une multitude de crimes d’Etat dénoncés par les rebelles
ont été commis par des alaouites, cela ne veut pas nécessairement
dire que ces crimes ont été commis pour des motifs confessionnels.
D’autant que la « guerre contre les
sunnites » est un principe totalement étranger à la doctrine
alaouite.
Il n’existe en effet aucune base
religieuse à la violence que pourrait exercer un alaouite contre un
sunnite. Il n’existe aucun Ibn Taymiyya ou al Ghazali alaouite. Il
n’existe aucun suprématisme alaouite. L’idée même de
prosélytisme est inconcevable car la préoccupation des alaouites
est de survivre et non pas de s’imposer, de conquérir ou de
convertir.
La tradition alaouite encourage la
communauté à s’adapter à leur environnement religieux, à vivre
en sunnites parmi les sunnites et en chrétiens parmi les chrétiens.
Par conséquent, le soldat alaouite qui
agit dans un cadre national, se bat au nom de la patrie, de l’arabité
ou de la sécurité aux côtés de son compagnon d’armes sunnite et
non pas au nom de sa communauté contre une autre communauté.
La relative surreprésentation des
alaouites dans l’armée n’a rien avoir avec un quelconque «
complot alaouite » ou une envie d’oppresser autrui. D’origine
rurale, les alaouites ont rejoint l’armée pour échapper à la
pauvreté qui ravageait la montagne alaouite. L’éducation
militaire constituait leur unique espoir d’échapper à leur sort
misérable.
L’autre raison majeure de leur
adhésion massive à l’armée est à la fois à rechercher dans le
rapport des alaouites à la modernité et à leur statut de
sous-hommes dans la société féodale syrienne.
L’édification d’une armée
nationale a ainsi permis aux alaouites non seulement de survivre à
la misère mais aussi d’accéder à l’égalité citoyenne. Grâce
à l’armée, ils sont devenus des Syriens à part entière pouvant
se targuer “protéger la patrie”, de se battre au nom de
l’arabité et du panarabisme.
Malgré l’omniprésence du
confessionnalisme en Syrie, en trois années de guerre, aucune milice
alaouite se revendiquant comme telle n’est apparue sur le front
syrien.
Pour protéger leur patrie et leurs
foyers, les alaouites se sont mobilisés soit dans l’armée
gouvernementale, soit dans les Forces de défense nationale, soit
dans les brigades Baath ou encore dans les rangs de « Résistance
syrienne », une milice patriotique créée par le militant
communiste turco-syrien Mihrac Ural (1). Toutes ces milices
supplétives sont multiconfessionnelles et prônent l’égalité
alaouites-sunnites (2).
A l’inverse, les groupes armés
anti-régime n’ont cessé de pratiquer la surenchère
confessionnelle en se proclamant fanatiquement pro-sunnites et
anti-alaouites.
Bien que l’essence du conflit syrien
soit foncièrement politique et idéologique, les groupes
d’opposition n’ont eu de cesse d’imposer leur lecture
confessionnelle, de différencier et de dresser les communautés
religieuses les unes contre les autres. En réduisant la guerre de
Syrie à un conflit sunnites/alaouites, les médias occidentaux ont
eux aussi reproduit la propagande sectaire de l’opposition.
Pourtant, en Europe comme en Syrie, le
ciblage massif, systématique et revendiqué d’un groupe humain en
raison de ce qu’il est, véritable marque de fabrique de
l’opposition armée syrienne, s’apparente à un nettoyage
ethnique.
Le directeur exécutif du Centre
mondial pour la responsabilité de protéger Simon Adams a averti en
novembre 2012 que le prochain génocide dans le monde serait celui
des alaouites.
Ce génocide est actuellement en cours.
Il se déroule sous nos yeux dans une indifférence planétaire.
Toute la difficulté de rendre compte
de ce génocide réside dans le fait que les crimes commis par l’Etat
syrien contre les groupes armés et les civils servent de
justificatifs aux crimes confessionnels commis par ces mêmes groupes
armés, crimes qui de surcroît jouissent d’une certification
religieuse.
En d’autres termes, la barbarie
généralisée du conflit syrien a pour conséquence la banalisation
du génocide anti-alaouite. Elle fait passer les persécutions
massives que subissent les alaouites en raison de leur croyance ou de
leur origine pour un simple fait divers.
Le 1er octobre dernier, un djihadiste
s’est fait exploser devant l’école Makhzoumi du quartier
d’Akrama à Homs. 48 écoliers, majoritairement alaouites, ont
perdu la vie. La plupart n’avaient pas 12 ans. Dans le système de
pensée djihadiste, l’origine de ces enfants est un motif suffisant
pour les éliminer jusqu’au dernier. Cet odieux crime de masse n’a
pas suscité l’attention escomptée de la part de la communauté
internationale.
Outre les alaouites, d’autres
minorités syriennes souvent apparentées au chiisme sont logées à
la même enseigne.
Le 4 août 2014, jour d’anniversaire
de l’assaut djihadiste sur les villages alaouites et le massacre de
nombreux villageois, une famille de confession ismaélite a été
décimée à Mzeiraa près de la ville de Salmiya à l’arme blanche
par des groupes armés d’opposition en raison de leur appartenance
communautaire. (3)
Une fois encore, des textes
prétendument sacrés ont permis de justifier la mise à mort d’un
groupe humain.
La commission d’enquête
internationale indépendante des Nations Unies qui enquête sur les
crimes de guerre en Syrie promet de ne laisser aucun crime impuni.
A ce jour, les groupes terroristes et
génocidaires qui massacrent délibérément femmes, enfants et
vieillards pour “hérésie” n’ont jamais été désignés comme
tels.
L’indifférence totale affichée par
la communauté internationale à l’égard des alaouites annonce des
jours sombres pour cette minorité qui lie inexorablement sa survie à
celui de l’Etat syrien.
Notes de bas de page
(1) Les groupes d’opposition
accusent Mihrac Ural et son groupe d’avoir commis un crime de masse
contre des centaines de sunnites au village de Bayda et dans la ville
de Baniyas. Le seul indice sur lequel les groupes d’opposition
s’appuient pour incriminer Ural est une vidéo où celui-ci
conseille de nettoyer Baniyas des terroristes. Or, le mot «
nettoyage » est un terme militaire utilisé par tous les
belligérants en Syrie et ne donne aucune indication sur la
responsabilité personnelle de l’individu visé. D’autant que les
milices de Mihrac Ural sont déployées dans le Nord de la province
de Lattaquié et non dans le gouvernorat de Tartous où se situe
Baniyas. Cette phrase ne peut donc être considérée comme une
preuve en soi. Mihrac Ural nie catégoriquement les faits en
expliquant que sa seule raison de lutter est de défendre les
citoyens syriens de toutes les confessions contre des groupes
terroristes s’infiltrant par la Turquie.
(2) A noter que le régime de
Damas a créé des milices supplétives afin que celles-ci assistent
l’armée et protègent leurs zones d’habitation mais aussi dans
le but inavoué de discipliner ses partisans et d’éviter les
règlements de compte à caractère communautaire.
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