Michel Raimbaud, ancien ambassadeur : « La crise ukrainienne n’aurait pas eu lieu s’il n’y avait pas eu l’appui sans faille de la Russie au gouvernement syrien. »
Michel Raimbaud, ancien ambassadeur de France en Mauritanie, au Soudan, et au Zimbabwe, vient de publier un ouvrage intitulé «Tempête sur le Grand Moyen-Orient». Il rappelle que le Grand Moyen-Orient s’étend désormais de l’Atlantique à l’Indonésie, sur plus de 50 degrés de latitude. En raison de sa position stratégique aux confins de l’Eurasie autant que par sa richesse en gaz et pétrole, cette immense «ceinture verte» islamique détient un potentiel de puissance considérable et constitue un enjeu majeur. De son devenir, mis en question par la tempête actuelle, dépend en bonne partie la physionomie de notre monde de demain : sera-t-il unipolaire, aux ordres de l’Occident comme il l’a été depuis la fin de la guerre froide, ou multipolaire comme le préconisent les émergents ? Michel Raimbaud était l’invité de Yannick Urrien jeudi 11 juin 2015 sur Kernews.
«Tempête sur le Grand Moyen-Orient» de Michel Raimbaud est publié aux Éditions Ellipses.
Kernews : En résumé, vous expliquez que tout ce que nous vivons depuis des années, avec la montée de l’islamisme radical, a été étudié et préparé. On a le sentiment que ce chaos permanent à nos portes est volontaire…
Michel Raimbaud : C’est exact. J’ai intitulé ce livre « Tempête sur le Grand Moyen-Orient » parce que cela ne concerne pas seulement le Moyen-Orient géographique, avec la Syrie, la Palestine, le Liban, Israël, la Jordanie, l’Irak et vaguement l’Égypte, mais il s’agit du Grand Moyen-Orient au sens donné par les néoconservateurs américains, ces stratèges un peu foldingues, et George Bush même. Le Grand Moyen-Orient est extensible au gré des pulsions américaines, parce que ce sont les Américains qui l’ont modelé pour lui donner l’extension qu’il a maintenant. Cela va de l’Atlantique, la Mauritanie, le Sénégal et le Maroc, jusqu’à l’Asie orientale et même jusqu’à la Chine et l’Indonésie. Et cela va même jusqu’au cœur de l’Europe avec les Balkans… Le Grand Moyen-Orient est vraiment une région très extensible. Ensuite, il y a eu cette expression occidentale : les printemps arabes. Ce ne sont pas les Arabes qui l’ont inventée, ni les musulmans d’ailleurs. Évidemment, ce ne sont pas des révolutions, ni des printemps, puisque tout cela amène la mort, la destruction et le chaos. Cela ne commence pas en 2011, avec la Tunisie, mais en 1991, avec la chute de l’Union soviétique. Peu importe le regard que l’on porte sur le bilan de l’Union soviétique sur le plan national : sur le plan international, il me paraît incontestable que c’est un grand bouleversement géopolitique puisque l’on passe d’un monde bipolaire, celui de la guerre froide, à, non pas un monde multipolaire, mais un monde unipolaire, celui de l’Ouest, l’Occident, qui va prétendre incarner la communauté internationale à lui seul. Les autres pays, les anciens pays communistes, les non-alignés, les pays du Sud étant priés finalement de se soumettre ou de se démettre, sous peine d’être qualifiés d’États voyous ou d’États parias !
Vous auriez pu commencer un peu plus tôt, avec l’affaire de la guerre du Golfe…
Oui, cela correspond à la guerre du Golfe, mais j’ai pris 1991 pour parler de la période 1991 – 2001. En 1989, vous avez la chute du mur de Berlin qui marque le début de la dissolution du pacte de Varsovie et la réunification de l’Allemagne. En 1990, il y a le conflit du Golfe qui est évidemment lié à la chute de l’Union soviétique. Il n’y aurait jamais eu de première guerre d’Irak cinq ans plus tôt. Mais en 1990, l’URSS existe encore, or elle est trop occupée à s’auto-dissoudre. Gorbatchev échoue dans ses réformes, il fait concession sur concession pour se faire bien voir de l’Occident, il est très célèbre en bradant son pays… Saddam Hussein connaissait finalement assez mal le contexte international et je pense qu’il n’a pas réalisé qu’il n’y avait plus le vieil équilibre qui faisait que l’Occident n’aurait jamais pu se permettre d’agression, parce qu’aussitôt l’URSS serait intervenue.
Peut-être avait-il réalisé cela, mais il y a eu l’accord tacite donné par April Glaspie, ambassadrice des États-Unis à Bagdad, pour qu’il envahisse le Koweït…
Elle a eu un langage suffisamment ambigu… Peut-être qu’elle s’est plantée aussi. Elle était sans doute de bonne foi, on n’a jamais plus entendu parler de sa carrière après… Elle lui a dit : «Cela ne nous concerne pas, on ne se mêlera pas des affaires arabes », ce qui a été pris pour argent comptant par Saddam Hussein. C’était peut-être une parole malheureuse…
Mais cette parole a des conséquences aujourd’hui, avec le terrorisme que l’on connaît…
C’est certain… Al-Qaida existait déjà à cette époque, mais sans emploi si je puis dire… Al-Qaida a été créée par les Américains, les Saoudiens et les Pakistanais pour lutter contre les Soviétiques en Afghanistan. En 1989, les Soviétiques se retirent et Al-Qaida se retrouve sans emploi. Ben Laden offre alors ses services aux Saoudiens qui n’en veulent pas, il va se réfugier au Soudan et Al-Qaida devient une organisation terroriste internationale. Évidemment, il n’y a jamais eu de collaboration entre Al-Qaida et Saddam Hussein. Toute cette affaire fut une grande escroquerie. Évidemment, toute cette affaire commence à cette époque. Ensuite, on assiste au démantèlement de la Yougoslavie pour réduire la zone d’influence russe. Il y a aussi le Soudan que l’on va commencer à harceler pour obtenir sa partition 15 ans plus tard. La Somalie va se retrouver réduite en trois ou quatre États avec des opérations à coups de sacs de riz… La deuxième guerre du Golfe aboutira au démantèlement de l’Irak. Maintenant, il y a l’offensive contre la Syrie qui est présentée comme un État dangereux. C’est finalement après les attentats de 2001 que George Bush met en œuvre sa doctrine du Grand Moyen-Orient auquel il faut imposer la démocratie manu militari. On va multiplier les déclarations à Washington en annonçant clairement la couleur, avec une liste de pays à démolir, à déconstruire plus exactement, afin de les mettre hors d’état de nuire aux intérêts américains.
Finalement, vu des États-Unis, le Grand Moyen-Orient, c’est en résumé tout ce qui ne ressort pas du droit anglo-saxon ou tous ceux qui ne signeront pas le traité TAFTA !
C’est une zone traditionnelle définie par tous les géopoliticiens anglo-saxons comme étant une zone qui ceinture le cœur de l’humanité, face à la Russie, la Chine et toutes leurs dépendances. La ceinture verte arabo-musulmane est extensible. Au départ, elle ne comprend que le Moyen-Orient, y compris la Turquie et l’Iran. Après, cela va s’étendre partout. C’est quelque chose de prodigieux maintenant.
Vous expliquez à quel point tout cela a été monté à coups d’opérations de désinformation. La dernière en date concerne la Libye : on aurait caché le fait que Kadhafi était en négociation pour partir et on a préféré l’abattre immédiatement…
Il y a les événements de Tunisie, d’Égypte, puis la Libye… Même quand on ne voit pas clairement l’intervention américaine, elle existe quand même. Les printemps arabes sont un événement, peut-être un peu plus synchronisé que le reste, mais c’est la suite de ce qui se passe depuis 1990. Déjà, il y a toutes les listes qui circulent au Pentagone, dans les cercles de la CIA, au sein du gouvernement américain et dans tous les services secrets occidentaux pour dire quels sont les pays sur lesquels il y a des entreprises de déstabilisation. Je précise que ces documents sont du domaine public maintenant. Ce n’est pas un complot ou une conspiration. C’est une stratégie américaine, c’est différent…
Vous parlez beaucoup du rôle de la Russie. Que pensez-vous des discours de certains généraux de l’OTAN sur l’hypothèse d’une guerre avec la Russie ?
Il y a eu des révolutions orange en Ukraine, cela faisait partie de l’entreprise de déstabilisation à l’égard de la Russie et de la Chine. La crise ukrainienne n’aurait pas eu lieu s’il n’y avait pas eu l’appui sans faille de la Russie au gouvernement syrien. Il s’agissait d’affaiblir Vladimir Poutine en le prenant à revers sur un terrain qui est quasiment intérieur pour la Russie, à savoir le front ukrainien, en se disant qu’il allait probablement lâcher Bachar el-Assad. Cela ne s’est pas produit, parce que c’est mal connaître Poutine et c’est aussi mal connaître Bachar el-Assad. Mais c’était bien cela le calcul.
Alors, faut-il craindre une guerre ?
Il faut y réfléchir à deux fois, Poutine est un joueur d’échecs et un judoka. Je pense qu’il a une ambition pour son pays – après tout, cela devrait être normal pour tous les chefs d’État – et l’Ukraine a un rôle tout-à-fait spécifique, puisque l’on dit que c’est la mère de toutes les Russies. Le premier État russe a été fondé il y a plus de dix siècles à Kiev, la capitale ukrainienne, et non pas à Moscou : donc, toucher à l’Ukraine, c’est toucher au cœur de la Russie. Les stratèges américains ont toujours dit qu’il fallait que l’Amérique arrive à détacher l’Ukraine de la Russie parce que c’était un enjeu stratégique essentiel. L’Ukraine n’est pas une colonie de la Russie. C’est une partie de l’espace culturel russe et une partie de ce que les Russes considèrent être leur cœur historique : donc, c’est intouchable ! La Russie est une grande puissance nucléaire, elle connaît un renouveau économique, démographique et militaire. C’est une puissance redoutable et ceux qui jouent à la guerre sont un peu inconscients.
Source: http://www.kernews.com/michel-raimbaud-ancien-ambassadeur-la-crise-ukrainienne-naurait-pas-eu-lieu-sil-ny-avait-pas-eu-lappui-sans-faille-de-la-russie-au-gouvernement-syrien/1895/
Source: http://www.kernews.com/michel-raimbaud-ancien-ambassadeur-la-crise-ukrainienne-naurait-pas-eu-lieu-sil-ny-avait-pas-eu-lappui-sans-faille-de-la-russie-au-gouvernement-syrien/1895/
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