Monday, February 24, 2014

Une Vision Caricaturale de la Syrie par Bahar Kimyongür


Dans un article publié ce dimanche 23 février sur le site du quotidien libanais francophone "L'Orient-Le Jour"  sous le titre "Que reste-t-il du printemps arabe?", le professeur franco-libanais  de gauche Gilbert Achcar a une nouvelle fois surpris par la pauvreté de son analyse du printemps arabe et du conflit syrien.

Les aberrations défendues par l'intellectuel trotskiste dans son article d'opinion étant trop multiples, nous nous limiterons à critiquer un seul passage, celui où il présente la Syrie dans les termes suivants : "(…) la transformation des forces armées par Hafez el-Assad en garde prétorienne du régime, fondée sur un facteur confessionnel minoritaire, était de nature à alimenter des rancœurs confessionnelles au sein de la majorité. Imaginons que le président égyptien soit copte, que sa famille domine l'économie du pays, que les trois-quarts des officiers de l'armée égyptienne soient également coptes et que les corps d'élite de l'armée égyptienne le soient intégralement. S'étonnerait-on de voir «l'extrémisme musulman» prospérer en Égypte?"

Notons d'abord comme le professeur Gilbert Achcar parle pudiquement "d'extrémisme musulman" dans le cas de la Syrie. 

Pour le spécialiste des révoltes arabes, il est compréhensible voire normal que des djihadistes décapitent des prisonniers puis jouent au football avec leur tête.

Il est justifié que les djihadistes jettent leurs victimes dans des fours, alignent des têtes détachées de leurs corps sur des barbecues, plantent des têtes au bout de piques ou sur les barreaux d'un mur d'école, exhortent des enfants à décapiter des prisonniers, éviscèrent leurs victimes et font mine de manger leurs entrailles.

Si tous ces crimes sont commis en Syrie, pour M. Achcar, c'est de toute façon la faute à la dictature qui a "alimenté" le djihadisme.

Et c'est d'autant plus la faute à la dictature syrienne que celle-ci est confessionnelle ajoute-t-il.

En fait, d'après Achcar, les alaouites contrôlent tout en Syrie ou presque. Soulignons au passage que c'est l'argument principal des groupes djihadistes pour justifier leur politique génocidaire en Syrie.

L'intellectuel franco-libanais n'a donc pas peur de ressortir la vieille théorie du complot alaouite à la tête de l'Etat syrien.

Il se garde au passage de citer les apparatchiks du régime syrien comme le sunnite Abdel Halim Khaddam, l'un des premiers à avoir quitté le navire baassiste sous le mandat présidentiel de Bachar el Assad.

Abdel Halim Khaddam n'avait rien d'un sunnite opprimé puisqu'il a été président du pays par intérim pendant plus d'un mois.

Qui plus est, durant sa carrière, Khaddam a amassé une fortune qui lui a permis de collectionner les villas et les voitures de luxe, ce qui le rendait détestable aux yeux de la plupart des Syriens. 
M. Achcar oublie aussi de dire qu'à la tête du renseignement, de l'armée et du parti Baas, précisément les trois piliers du dispositif répressif syrien, les sunnites sont autant représentés que les alaouites.

A l'instar de l'armée égyptienne, les musulmans sunnites forment l'ossature de l'armée arabe syrienne qui se bat inlassablement contre le terrorisme.

Toujours en Syrie, il y a plus de ministres sunnites que de ministres alaouites.

M. Achcar omet également de préciser que le sunnisme est à proprement parler la religion d'Etat en Syrie alors que les alaouites n'ont aucune existence légale ni ne disposent du moindre privilège sur le plan religieux. 

Leurs lieux de culte de dimensions modestes sont entretenus par les descendants du défunt cheikh de la communauté qui, à sa mort, est honoré comme un saint.

M. Achcar feint donc d'ignorer que les alaouites de Syrie n'ont jamais formé de caste privilégiée en Syrie. 

En réalité, seuls quelques membres de la famille du président Assad ont bénéficié de largesses économiques. 

Mais cette situation n'est hélas pas exceptionnelle: les parvenus d'autres communautés du pays ont également favorisé l'ascension sociale de leurs familles ou de leurs amis.

Un ministre chrétien, sunnite ou druze fera appel à un ami d'enfance, à une nièce ou à un cousin pour travailler dans son ministère. Cette pratique est critiquable mais est loin d'être l'exclusivité des alaouites.

Par conséquent, la corruption n'est pas un phénomène strictement confessionnel en Syrie. 

De la même manière, dans leur écrasante majorité, les alaouites partagent les mêmes conditions de vie, de travail ou de précarité que leurs frères sunnites. La plupart des alaouites vivotent autour du seuil de pauvreté.

D'autre part, les grandes familles bourgeoises de Damas ou Alep sont majoritairement sunnites et chrétiennes et non alaouites.

Enfin, le mode de vie d'un Hafez et d'un Bachar el Assad n'a rien à voir avec celui de l'ex-président tunisien Ben Ali ou de l'ex-président égyptien Moubarak.

Hafez el Assad a vécu dans un appartement modeste pour ne pas dire vétuste du centre de Damas. Bachar el Assad vit, lui aussi, dans un appartement de la ville et non dans un palais, un château, une villa, un yacht ou un ranch comme les autres dictateurs arabes.

Tout cela, Monsieur Achcar doit le savoir. Mais il dissimule délibérément ces éléments pour mieux caricaturer la Syrie en la comparant à une Egypte imaginaire dominée par les Coptes.

L'intellectuel trotskiste n'a nullement besoin d'inventer une Egypte confessionnelle pour nous illustrer ce à quoi la Syrie ne ressemble pas.

Prenons les monarchies wahhabites affiliées au Conseil de coopération du Golfe.

Le Bahreïn par exemple.

La population de ce petit pays est chiite à 70%.

Mais la dynastie régnante est totalement sunnite et qui plus est, d'obédience wahhabite. 

Tous les ministres, les chefs de l'armée, du renseignement et les principaux magistrats font partie d'une seule et même famille et à fortiori, d'une seule et même confession.

A la tête de l'Etat, de la justice, de l'armée et des médias, tout le monde s'appelle Al Khalifa.

Alors qu'un sunnite en Syrie peut devenir président de la République, un chiite au Bahrein ne peut même pas devenir un agent de la circulation.

Les chiites du Bahreïn sont soumis à une discrimination à l'embauche et au logement au seul motif qu'ils sont chiites, une situation impensable en Syrie. 

Détestés par la dynastie des Al Khalifa, les chiites sont soumis à la misère, à la marginalisation sociale et culturelle, aux tortures, à la terreur et à l'humiliation.

Pourtant, malgré leurs souffrances, ces masses opprimées ne se livrent pas à des pogromes anti-sunnites ni à toutes ces orgies de violence et de barbarie contre leurs concitoyens sunnites comme nous ont habitués les djihadistes en Syrie.

Contrairement aux djihadistes syriens gavés de haine anti-chiite et anti-alaouite, les misérables de Bahreïn n'appellent pas à mener un génocide anti-sunnite.

La barbarie des groupes combattants actifs en Syrie n'est donc pas une fatalité. 

Une simple frustration et une "rancoeur" à caractère confessionnel ne suffisent pas non plus à expliquer la sauvagerie des djihadistes syriens.

En Syrie, la guerre contre les "hérésies" et les groupes minoritaires à une histoire et une tradition millénaire. Elle se fonde sur une dogme, un projet politique, une propagande et des fatwas popularisées à la fois par la tradition orale et par les moyens de communication modernes.

Comme Gilbert Achcar s'échine à faire de l'extrémisme religieux le contre-coup inéluctable de la violence et de la corruption des dictatures arabes, sa conclusion nie l'évidence suivante: en Tunisie, en Libye, en Egypte ou en Syrie, dans l'état actuel de la rue arabe, les progressistes arabes n'avaient dès le début de la révolte aucune chance de vaincre une dictature sans se faire doubler par des forces réactionnaires disposant de moyens financiers, humains et logistiques quasi infinis.

Le professeur Achcar a raison sur un point: les directions des mouvements de révolte arabes doivent incarner "les aspirations progressistes des millions de jeunes qui sont entrés en révolte en 2011." 

Mais en exprimant ce voeux pieux, sans le vouloir, il pointe les raisons de l'échec de ces révoltes : en fait, l'incapacité des forces progressistes arabes à être plus convaincantes, efficaces et séduisantes que les groupes religieux dont le dogmatisme et la démagogie ont constitué le fonds de commerce.

Conscients de leurs faiblesses, plusieurs groupes progressistes tels que le Courant populaire égyptien (CPE) de Hamdeen Sabahi se sont rangés du côté de l'armée égyptienne contre les groupes religieux et le terrorisme djihadiste.

Avant de proposer un remède, les intellectuels comme le professeur Achcar rendraient un grand service au lecteur profane s'ils commençaient par établir un diagnostic précis de l'état des lieux dans la société arabe et dans ses luttes populaires.

Dans le cas de la Syrie, quand les intellectuels comme Achcar cesseront d'insinuer que les alaouites se font génocider par leur propre faute, quand ils verront que des millions de sunnites, de chrétiens et de druzes voient un intérêt vital à défendre leur gouvernement et leur armée et quand ils traiteront à leur juste mesure les horreurs commises par les groupes djihadistes, peut-être que nous verrons des foules de citoyens loyalistes réclamer des réformes démocratiques en choeur avec les citoyens de l'opposition.

Mais pour l'heure, les Syriens ont une priorité : mettre un terme à la guerre dans leur pays. Fatigués de patauger dans les chaudrons de l'enfer, les Syriens de tous bords sont de plus en plus nombreux à défendre l'Etat contre le terrorisme comme on l'a vu dans les manifestations de ces derniers jours à Damas, Alep, Homs, Hama, Lattaquieh, Deir ez-Zor, Hassakeh et Deraa.

Même si ce constat pragmatique est dur à admettre, pour des millions de Syriens parmi lesquels des contestataires de la première heure, la survie de la Syrie telle qu'ils l'ont connue, avec son esprit de convivialité légendaire, ses lieux saints, ses écoles, ses hôpitaux, son industrie, ses terres agricoles, sa créativité artistique et son patrimoine archéologique passe avant le rêve de glisser un bulletin de vote dans une urne pour le candidat politique de leur choix.

Le dilemme ne se situe plus entre dictature et démocratie depuis belle lurette mais entre Madaniya, la civilisation et Mad Max, le chaos post-apocalyptique.

Disons-le de manière plus prosaïque: soit la Syrie loyaliste gagne la guerre contre le terrorisme comme l'Algérie. Soit la Syrie loyaliste perd la guerre contre le terrorisme comme l'Afghanistan.

Une solution à l'algérienne ou une dissolution à l'afghane. 

Rien de moins.

Il ne faut pas être un professeur émérite pour le voir. Un ou deux yeux suffisent. 

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