Thursday, October 9, 2014

"Syrie : le génocide oublié" par Bahar Kimyongür

En ce début d’automne 2014, un changement de cap notoire a pu être observé dans la politique étrangère des pays européens. Les capitales occidentales se sont enfin mobilisées pour les Syriens, Irakiens et Kurdes victimes de la folie meurtrière de l’Etat islamique (EI). Certes on peut mieux faire mais toute avancée en terme de mobilisation, même la plus timide, mérite encouragement. Il a toutefois fallu attendre l’exécution barbare de deux journalistes américains pour que le Etats-Unis et l’UE prennent la mesure de la menace djihadiste. Pour autant, les atrocités commises en Syrie au nom d’un Islam perverti sont loin d’être une spécificité de l’EI.

L’ampleur et la frénésie des destructions terroristes au Moyen-Orient ont un pouvoir d’envoûtement insoupçonné. On en viendrait presque à oublier que les populations ont subi la cruauté djihadiste bien avant l’apparition de l’EI. La guerre contre les « hérésies » a en effet été lancée par des groupes armés agissant sous la bannière de l’Armée syrienne libre (ASL) dès 2011, première année de la guerre civile syrienne.
Avant les persécutions visant les yézidis, les chrétiens, les sunnites ou les laïcs dont nous sommes aujourd’hui les témoins bien souvent impuissants, le terrorisme sectaire a d’abord frappé les chiites à la faveur de l’occupation US en Irak en 2003 et les alaouites dès le début de ce qui fut appelé un peu hâtivement le « printemps syrien ».
Comparée à l’élan de solidarité envers les yézidis et les chrétiens de Syrie et d’Irak, on réalise à posteriori que la politique de persécution systématique visant les alaouites en Syrie n’a guère suscité la même compassion.
Les alaouites sont pourtant les indétrônables boucs émissaires et souffre-douleur des milieux orthodoxes musulmans chasseurs d’hérétiques.
De nombreuses raisons théologiques expliquent la haine atavique vouée par les groupes identitaires les plus conservateurs envers cette minorité musulmane dissidente.
D’abord, l’alaouisme repose sur la croyance en l’essence divine d’Ali, suprême crime d’apostasie par « association » (shirk) diront les musulmans sunnites orthodoxes. Cette divinisation d’Ali leur a également valu d’être taxés d’exagérateurs (ghoulat) par le clergé chiite dont ils se sentent relativement proches.
D’autre part, la pratique religieuse des alaouites se veut singulièrement minimaliste et libérale.
Les alaouites prient en effet de manière aléatoire, en position debout ou assise mais ne se prosternent jamais. Ils ne pratiquent pas les cinq séances de prière, ne vont pas à la mosquée, n’effectuent pas le pèlerinage à La Mecque et s’opposent à la charia. Le culte alaouite est par ailleurs ésotérique et initiatique. 
Les alaouites ne manquent donc pas d’originalité ce qui fait bondir les inconditionnels de la charia. 
Qui plus est, ils vénèrent les sages de leur communauté inhumés dans de petits mausolées de couleur blanche surmontées de coupoles. Ces petits édifices isolés sur des collines verdoyantes sont appelés « ziyara » ou « qoubba ». Le culte des saints leur vaut d’être taxés de polythéistes. Ils célèbrent par ailleurs certaines fêtes chrétiennes, autre signe de « déviance » selon leurs détracteurs.
La liberté d’interprétation des textes islamiques dits sacrés et leur distanciation par rapport à l’orthodoxie sunnite condamnent les alaouites à demeurer depuis leur apparition en tête de liste des communautés "impies" à exterminer.
Au XIIe siècle, le penseur sunnite Abou Hamid al Ghazali décréta que les alaouites « apostasient en matière de sang, d’argent, de mariage et de boucherie. Il aboutit à une terrifiante conclusion : « C’est un devoir de les tuer. »
Deux siècles plus tard, un juriste sunnite de l’école religieuse hanbalite dénommé Ibn Taymiyya décrivit les alaouites comme plus « mécréants que les juifs ou les chrétiens ». Il édicta une fatwa appelant à « verser le sang des alaouites » pour « plaire à Allah ». Le massacre d’alaouites serait selon lui un « grand acte de piété ».
Ibn Taymiyya répandit l’idée monstrueuse que tuer un alaouite valait plus qu’une journée entière de prières. Cet appel au meurtre fut doublé d’une campagne de diffamation faisant passer les alaouites pour des membres d’une secte orgiaque pratiquant l’inceste.
La plupart des groupes armés aujourd’hui actifs en Syrie vénèrent Ibn Taymiyya et appliquent sa fatwa anti-alaouite à la lettre. Certaines brigades de l’Armée syrienne libre ont même pris le nom de l’inquisiteur médiéval.
Elles revendiquèrent et assumèrent leur guerre d’extermination contre l’ « hérésie » alaouite bien avant l’émergence de l’Etat islamique.
Durant l’été 2011, les quartiers alaouites de Homs ont été attaqués par des groupes djihadistes. L’armée a dû s’interposer pour protéger les habitants alaouites de la ville.
Dans les villages de Lattaquié, à Aqrab (Hama), Maksar al Hessan (Homs), Maan (Hama) ou Adra (Damas), des civils alaouites ont été massacrés par dizaines pour la simple raison qu’ils appartenaient à cette communauté.
Capturé par des groupes rebelles dits « modérés » au début du mois d’août 2013, le cheikh alaouite Badr Ghazali a subi un interrogatoire théologique devant un tribunal d’Inquisition avant d’être torturé jusque mort s’ensuive.
Les groupes armés anti-gouvernementaux ont habilement associé les mots « régime », « alaouites » et « chabbihas », désignant des maffieux pro-Assad accusés d’atrocités. Cette confusion rhétorique fut d’une redoutable efficacité sur le plan de la communication. 
D’une part, elle permit de faire accepter à l’opinion internationale les pires exactions commises par les rebelles envers des civils loyalistes. Le meurtre de civils innocents était ainsi déguisé en acte de représailles légitime et mérité contre de monstrueux chabbihas. 
D’autre part, elle servit à stimuler le sentiment identitaire et anti-alaouite parmi les Syriens sunnites.
Certains groupes terroristes épargnaient délibérément les prisonniers sunnites civils suspectés de loyauté envers le gouvernement et parfois même des militaires. Ce droit de repentance accordé aux sunnites loyalistes faisait partie d’une stratégie de destruction du socle idéologique et culturel de la Syrie moderne.
Les alaouites capturés par les groupes armés n’ont eu que très rarement la chance de s’en sortir vivant.
En pratiquant cette terreur sélective, l’opposition radicale cherchait à dynamiter les fondements de la société syrienne.
Durant les années 70 et 80, les Frères musulmans syriens ont recouru au même mode opératoire consistant à rafler des loyalistes, à séparer alaouites et sunnites, puis à n’exécuter que les alaouites.
Tout au long de l’histoire de la Syrie moderne, les alaouites n’ont eu guère le choix que de se fondre dans la masse en se gardant d’afficher tout étiquette identitaire étant donné leur infériorité numérique et leur vulnérabilité.
Alors que les alaouites évitent d’évoquer le plan d’extermination dont ils sont victimes par peur de se différencier de l’Islam majoritaire et de contribuer ainsi à la polarisation confessionnelle dans leur pays, les groupes armés d’opposition ont systématiquement imputé chaque crime d’Etat commis supposément par un alaouite, aux près de 3 millions d’alaouites qui peuplent la Syrie.
Cette propagande a été rentable à plusieurs égards y compris sur le plan financier. En effet, des groupes armés anti-régime ont fait de la haine anti-alaouite leur fonds de commerce pour appâter les riches prédicateurs sectaires basés dans les pays du Golfe où il est de bon ton d’accuser les alaouites d’être des agents de l’Iran.
Pour entretenir la haine anti-alaouite, des provocateurs pro-saoudiens ont misé sur une victimisation permanente se nourrissant de l’équation saugrenue suivante: puisque la lutte anti-terroriste est menée par un Etat qui compte un grand nombre d’alaouites fonctionnaires et militaires en son sein, les alaouites sont collectivement responsables de nos malheurs. 
Or, on peut raisonnablement penser que même si une multitude de crimes d’Etat dénoncés par les rebelles ont été commis par des alaouites, cela ne veut pas nécessairement dire que ces crimes ont été commis pour des motifs confessionnels. 
D’autant que la « guerre contre les sunnites » est un principe totalement étranger à la doctrine alaouite. 
Il n’existe en effet aucune base religieuse à la violence que pourrait exercer un alaouite contre un sunnite. Il n’existe aucun Ibn Taymiyya ou al Ghazali alaouite. Il n’existe aucun suprématisme alaouite. L’idée même de prosélytisme est inconcevable car la préoccupation des alaouites est de survivre et non pas de s’imposer, de conquérir ou de convertir.
La tradition alaouite encourage la communauté à s’adapter à leur environnement religieux, à vivre en sunnites parmi les sunnites et en chrétiens parmi les chrétiens.
Par conséquent, le soldat alaouite qui agit dans un cadre national, se bat au nom de la patrie, de l’arabité ou de la sécurité aux côtés de son compagnon d’armes sunnite et non pas au nom de sa communauté contre une autre communauté.
La relative surreprésentation des alaouites dans l’armée n’a rien avoir avec un quelconque « complot alaouite » ou une envie d’oppresser autrui. D’origine rurale, les alaouites ont rejoint l’armée pour échapper à la pauvreté qui ravageait la montagne alaouite. L’éducation militaire constituait leur unique espoir d’échapper à leur sort misérable.
L’autre raison majeure de leur adhésion massive à l’armée est à la fois à rechercher dans le rapport des alaouites à la modernité et à leur statut de sous-hommes dans la société féodale syrienne. 
L’édification d’une armée nationale a ainsi permis aux alaouites non seulement de survivre à la misère mais aussi d’accéder à l’égalité citoyenne. Grâce à l’armée, ils sont devenus des Syriens à part entière pouvant se targuer “protéger la patrie”, de se battre au nom de l’arabité et du panarabisme.
Malgré l’omniprésence du confessionnalisme en Syrie, en trois années de guerre, aucune milice alaouite se revendiquant comme telle n’est apparue sur le front syrien. 
Pour protéger leur patrie et leurs foyers, les alaouites se sont mobilisés soit dans l’armée gouvernementale, soit dans les Forces de défense nationale, soit dans les brigades Baath ou encore dans les rangs de « Résistance syrienne », une milice patriotique créée par le militant communiste turco-syrien Mihrac Ural (1). Toutes ces milices supplétives sont multiconfessionnelles et prônent l’égalité alaouites-sunnites (2). 
A l’inverse, les groupes armés anti-régime n’ont cessé de pratiquer la surenchère confessionnelle en se proclamant fanatiquement pro-sunnites et anti-alaouites.
Bien que l’essence du conflit syrien soit foncièrement politique et idéologique, les groupes d’opposition n’ont eu de cesse d’imposer leur lecture confessionnelle, de différencier et de dresser les communautés religieuses les unes contre les autres. En réduisant la guerre de Syrie à un conflit sunnites/alaouites, les médias occidentaux ont eux aussi reproduit la propagande sectaire de l’opposition.
Pourtant, en Europe comme en Syrie, le ciblage massif, systématique et revendiqué d’un groupe humain en raison de ce qu’il est, véritable marque de fabrique de l’opposition armée syrienne, s’apparente à un nettoyage ethnique.
Le directeur exécutif du Centre mondial pour la responsabilité de protéger Simon Adams a averti en novembre 2012 que le prochain génocide dans le monde serait celui des alaouites.
Ce génocide est actuellement en cours. Il se déroule sous nos yeux dans une indifférence planétaire.
Toute la difficulté de rendre compte de ce génocide réside dans le fait que les crimes commis par l’Etat syrien contre les groupes armés et les civils servent de justificatifs aux crimes confessionnels commis par ces mêmes groupes armés, crimes qui de surcroît jouissent d’une certification religieuse.
En d’autres termes, la barbarie généralisée du conflit syrien a pour conséquence la banalisation du génocide anti-alaouite. Elle fait passer les persécutions massives que subissent les alaouites en raison de leur croyance ou de leur origine pour un simple fait divers.
Le 1er octobre dernier, un djihadiste s’est fait exploser devant l’école Makhzoumi du quartier d’Akrama à Homs. 48 écoliers, majoritairement alaouites, ont perdu la vie. La plupart n’avaient pas 12 ans. Dans le système de pensée djihadiste, l’origine de ces enfants est un motif suffisant pour les éliminer jusqu’au dernier. Cet odieux crime de masse n’a pas suscité l’attention escomptée de la part de la communauté internationale.
Outre les alaouites, d’autres minorités syriennes souvent apparentées au chiisme sont logées à la même enseigne.
Le 4 août 2014, jour d’anniversaire de l’assaut djihadiste sur les villages alaouites et le massacre de nombreux villageois, une famille de confession ismaélite a été décimée à Mzeiraa près de la ville de Salmiya à l’arme blanche par des groupes armés d’opposition en raison de leur appartenance communautaire. (3)
Une fois encore, des textes prétendument sacrés ont permis de justifier la mise à mort d’un groupe humain. 

La commission d’enquête internationale indépendante des Nations Unies qui enquête sur les crimes de guerre en Syrie promet de ne laisser aucun crime impuni.
A ce jour, les groupes terroristes et génocidaires qui massacrent délibérément femmes, enfants et vieillards pour “hérésie” n’ont jamais été désignés comme tels.
L’indifférence totale affichée par la communauté internationale à l’égard des alaouites annonce des jours sombres pour cette minorité qui lie inexorablement sa survie à celui de l’Etat syrien.
En ce début d’automne 2014, un changement de cap notoire a pu être observé dans la politique étrangère des pays européens. Les capitales occidentales se sont enfin mobilisées pour les Syriens, Irakiens et Kurdes victimes de la folie meurtrière de l’Etat islamique (EI). Certes on peut mieux faire mais toute avancée en terme de mobilisation, même la plus timide, mérite encouragement. Il a toutefois fallu attendre l’exécution barbare de deux journalistes américains pour que le Etats-Unis et l’UE prennent la mesure de la menace djihadiste. Pour autant, les atrocités commises en Syrie au nom d’un Islam perverti sont loin d’être une spécificité de l’EI.
L’ampleur et la frénésie des destructions terroristes au Moyen-Orient ont un pouvoir d’envoûtement insoupçonné. On en viendrait presque à oublier que les populations ont subi la cruauté djihadiste bien avant l’apparition de l’EI. La guerre contre les « hérésies » a en effet été lancée par des groupes armés agissant sous la bannière de l’Armée syrienne libre (ASL) dès 2011, première année de la guerre civile syrienne.
Avant les persécutions visant les yézidis, les chrétiens, les sunnites ou les laïcs dont nous sommes aujourd’hui les témoins bien souvent impuissants, le terrorisme sectaire a d’abord frappé les chiites à la faveur de l’occupation US en Irak en 2003 et les alaouites dès le début de ce qui fut appelé un peu hâtivement le « printemps syrien ».
Comparée à l’élan de solidarité envers les yézidis et les chrétiens de Syrie et d’Irak, on réalise à posteriori que la politique de persécution systématique visant les alaouites en Syrie n’a guère suscité la même compassion.
Les alaouites sont pourtant les indétrônables boucs émissaires et souffre-douleur des milieux orthodoxes musulmans chasseurs d’hérétiques.
De nombreuses raisons théologiques expliquent la haine atavique vouée par les groupes identitaires les plus conservateurs envers cette minorité musulmane dissidente.
D’abord, l’alaouisme repose sur la croyance en l’essence divine d’Ali, suprême crime d’apostasie par « association » (shirk) diront les musulmans sunnites orthodoxes. Cette divinisation d’Ali leur a également valu d’être taxés d’exagérateurs (ghoulat) par le clergé chiite dont ils se sentent relativement proches.
D’autre part, la pratique religieuse des alaouites se veut singulièrement minimaliste et libérale.
Les alaouites prient en effet de manière aléatoire, en position debout ou assise mais ne se prosternent jamais. Ils ne pratiquent pas les cinq séances de prière, ne vont pas à la mosquée, n’effectuent pas le pèlerinage à La Mecque et s’opposent à la charia. Le culte alaouite est par ailleurs ésotérique et initiatique. 
Les alaouites ne manquent donc pas d’originalité ce qui fait bondir les inconditionnels de la charia. 
Qui plus est, ils vénèrent les sages de leur communauté inhumés dans de petits mausolées de couleur blanche surmontées de coupoles. Ces petits édifices isolés sur des collines verdoyantes sont appelés « ziyara » ou « qoubba ». Le culte des saints leur vaut d’être taxés de polythéistes. Ils célèbrent par ailleurs certaines fêtes chrétiennes, autre signe de « déviance » selon leurs détracteurs.
La liberté d’interprétation des textes islamiques dits sacrés et leur distanciation par rapport à l’orthodoxie sunnite condamnent les alaouites à demeurer depuis leur apparition en tête de liste des communautés "impies" à exterminer.
Au XIIe siècle, le penseur sunnite Abou Hamid al Ghazali décréta que les alaouites « apostasient en matière de sang, d’argent, de mariage et de boucherie. Il aboutit à une terrifiante conclusion : « C’est un devoir de les tuer. »
Deux siècles plus tard, un juriste sunnite de l’école religieuse hanbalite dénommé Ibn Taymiyya décrivit les alaouites comme plus « mécréants que les juifs ou les chrétiens ». Il édicta une fatwa appelant à « verser le sang des alaouites » pour « plaire à Allah ». Le massacre d’alaouites serait selon lui un « grand acte de piété ».
Ibn Taymiyya répandit l’idée monstrueuse que tuer un alaouite valait plus qu’une journée entière de prières. Cet appel au meurtre fut doublé d’une campagne de diffamation faisant passer les alaouites pour des membres d’une secte orgiaque pratiquant l’inceste.
La plupart des groupes armés aujourd’hui actifs en Syrie vénèrent Ibn Taymiyya et appliquent sa fatwa anti-alaouite à la lettre. Certaines brigades de l’Armée syrienne libre ont même pris le nom de l’inquisiteur médiéval.
Elles revendiquèrent et assumèrent leur guerre d’extermination contre l’ « hérésie » alaouite bien avant l’émergence de l’Etat islamique.
Durant l’été 2011, les quartiers alaouites de Homs ont été attaqués par des groupes djihadistes. L’armée a dû s’interposer pour protéger les habitants alaouites de la ville.
Dans les villages de Lattaquié, à Aqrab (Hama), Maksar al Hessan (Homs), Maan (Hama) ou Adra (Damas), des civils alaouites ont été massacrés par dizaines pour la simple raison qu’ils appartenaient à cette communauté.
Capturé par des groupes rebelles dits « modérés » au début du mois d’août 2013, le cheikh alaouite Badr Ghazali a subi un interrogatoire théologique devant un tribunal d’Inquisition avant d’être torturé jusque mort s’ensuive.
Les groupes armés anti-gouvernementaux ont habilement associé les mots « régime », « alaouites » et « chabbihas », désignant des maffieux pro-Assad accusés d’atrocités. Cette confusion rhétorique fut d’une redoutable efficacité sur le plan de la communication. 
D’une part, elle permit de faire accepter à l’opinion internationale les pires exactions commises par les rebelles envers des civils loyalistes. Le meurtre de civils innocents était ainsi déguisé en acte de représailles légitime et mérité contre de monstrueux chabbihas. 
D’autre part, elle servit à stimuler le sentiment identitaire et anti-alaouite parmi les Syriens sunnites.
Certains groupes terroristes épargnaient délibérément les prisonniers sunnites civils suspectés de loyauté envers le gouvernement et parfois même des militaires. Ce droit de repentance accordé aux sunnites loyalistes faisait partie d’une stratégie de destruction du socle idéologique et culturel de la Syrie moderne.
Les alaouites capturés par les groupes armés n’ont eu que très rarement la chance de s’en sortir vivant.
En pratiquant cette terreur sélective, l’opposition radicale cherchait à dynamiter les fondements de la société syrienne.
Durant les années 70 et 80, les Frères musulmans syriens ont recouru au même mode opératoire consistant à rafler des loyalistes, à séparer alaouites et sunnites, puis à n’exécuter que les alaouites.
Tout au long de l’histoire de la Syrie moderne, les alaouites n’ont eu guère le choix que de se fondre dans la masse en se gardant d’afficher tout étiquette identitaire étant donné leur infériorité numérique et leur vulnérabilité.
Alors que les alaouites évitent d’évoquer le plan d’extermination dont ils sont victimes par peur de se différencier de l’Islam majoritaire et de contribuer ainsi à la polarisation confessionnelle dans leur pays, les groupes armés d’opposition ont systématiquement imputé chaque crime d’Etat commis supposément par un alaouite, aux près de 3 millions d’alaouites qui peuplent la Syrie.
Cette propagande a été rentable à plusieurs égards y compris sur le plan financier. En effet, des groupes armés anti-régime ont fait de la haine anti-alaouite leur fonds de commerce pour appâter les riches prédicateurs sectaires basés dans les pays du Golfe où il est de bon ton d’accuser les alaouites d’être des agents de l’Iran.
Pour entretenir la haine anti-alaouite, des provocateurs pro-saoudiens ont misé sur une victimisation permanente se nourrissant de l’équation saugrenue suivante: puisque la lutte anti-terroriste est menée par un Etat qui compte un grand nombre d’alaouites fonctionnaires et militaires en son sein, les alaouites sont collectivement responsables de nos malheurs. 
Or, on peut raisonnablement penser que même si une multitude de crimes d’Etat dénoncés par les rebelles ont été commis par des alaouites, cela ne veut pas nécessairement dire que ces crimes ont été commis pour des motifs confessionnels. 
D’autant que la « guerre contre les sunnites » est un principe totalement étranger à la doctrine alaouite. 
Il n’existe en effet aucune base religieuse à la violence que pourrait exercer un alaouite contre un sunnite. Il n’existe aucun Ibn Taymiyya ou al Ghazali alaouite. Il n’existe aucun suprématisme alaouite. L’idée même de prosélytisme est inconcevable car la préoccupation des alaouites est de survivre et non pas de s’imposer, de conquérir ou de convertir.
La tradition alaouite encourage la communauté à s’adapter à leur environnement religieux, à vivre en sunnites parmi les sunnites et en chrétiens parmi les chrétiens.
Par conséquent, le soldat alaouite qui agit dans un cadre national, se bat au nom de la patrie, de l’arabité ou de la sécurité aux côtés de son compagnon d’armes sunnite et non pas au nom de sa communauté contre une autre communauté.
La relative surreprésentation des alaouites dans l’armée n’a rien avoir avec un quelconque « complot alaouite » ou une envie d’oppresser autrui. D’origine rurale, les alaouites ont rejoint l’armée pour échapper à la pauvreté qui ravageait la montagne alaouite. L’éducation militaire constituait leur unique espoir d’échapper à leur sort misérable.
L’autre raison majeure de leur adhésion massive à l’armée est à la fois à rechercher dans le rapport des alaouites à la modernité et à leur statut de sous-hommes dans la société féodale syrienne. 
L’édification d’une armée nationale a ainsi permis aux alaouites non seulement de survivre à la misère mais aussi d’accéder à l’égalité citoyenne. Grâce à l’armée, ils sont devenus des Syriens à part entière pouvant se targuer “protéger la patrie”, de se battre au nom de l’arabité et du panarabisme.
Malgré l’omniprésence du confessionnalisme en Syrie, en trois années de guerre, aucune milice alaouite se revendiquant comme telle n’est apparue sur le front syrien. 
Pour protéger leur patrie et leurs foyers, les alaouites se sont mobilisés soit dans l’armée gouvernementale, soit dans les Forces de défense nationale, soit dans les brigades Baath ou encore dans les rangs de « Résistance syrienne », une milice patriotique créée par le militant communiste turco-syrien Mihrac Ural (1). Toutes ces milices supplétives sont multiconfessionnelles et prônent l’égalité alaouites-sunnites (2). 
A l’inverse, les groupes armés anti-régime n’ont cessé de pratiquer la surenchère confessionnelle en se proclamant fanatiquement pro-sunnites et anti-alaouites.
Bien que l’essence du conflit syrien soit foncièrement politique et idéologique, les groupes d’opposition n’ont eu de cesse d’imposer leur lecture confessionnelle, de différencier et de dresser les communautés religieuses les unes contre les autres. En réduisant la guerre de Syrie à un conflit sunnites/alaouites, les médias occidentaux ont eux aussi reproduit la propagande sectaire de l’opposition.
Pourtant, en Europe comme en Syrie, le ciblage massif, systématique et revendiqué d’un groupe humain en raison de ce qu’il est, véritable marque de fabrique de l’opposition armée syrienne, s’apparente à un nettoyage ethnique.
Le directeur exécutif du Centre mondial pour la responsabilité de protéger Simon Adams a averti en novembre 2012 que le prochain génocide dans le monde serait celui des alaouites.
Ce génocide est actuellement en cours. Il se déroule sous nos yeux dans une indifférence planétaire.
Toute la difficulté de rendre compte de ce génocide réside dans le fait que les crimes commis par l’Etat syrien contre les groupes armés et les civils servent de justificatifs aux crimes confessionnels commis par ces mêmes groupes armés, crimes qui de surcroît jouissent d’une certification religieuse.
En d’autres termes, la barbarie généralisée du conflit syrien a pour conséquence la banalisation du génocide anti-alaouite. Elle fait passer les persécutions massives que subissent les alaouites en raison de leur croyance ou de leur origine pour un simple fait divers.
Le 1er octobre dernier, un djihadiste s’est fait exploser devant l’école Makhzoumi du quartier d’Akrama à Homs. 48 écoliers, majoritairement alaouites, ont perdu la vie. La plupart n’avaient pas 12 ans. Dans le système de pensée djihadiste, l’origine de ces enfants est un motif suffisant pour les éliminer jusqu’au dernier. Cet odieux crime de masse n’a pas suscité l’attention escomptée de la part de la communauté internationale.
Outre les alaouites, d’autres minorités syriennes souvent apparentées au chiisme sont logées à la même enseigne.
Le 4 août 2014, jour d’anniversaire de l’assaut djihadiste sur les villages alaouites et le massacre de nombreux villageois, une famille de confession ismaélite a été décimée à Mzeiraa près de la ville de Salmiya à l’arme blanche par des groupes armés d’opposition en raison de leur appartenance communautaire. (3)
Une fois encore, des textes prétendument sacrés ont permis de justifier la mise à mort d’un groupe humain. 

La commission d’enquête internationale indépendante des Nations Unies qui enquête sur les crimes de guerre en Syrie promet de ne laisser aucun crime impuni.
A ce jour, les groupes terroristes et génocidaires qui massacrent délibérément femmes, enfants et vieillards pour “hérésie” n’ont jamais été désignés comme tels.
L’indifférence totale affichée par la communauté internationale à l’égard des alaouites annonce des jours sombres pour cette minorité qui lie inexorablement sa survie à celui de l’Etat syrien.
Notes de bas de page
(1) Les groupes d’opposition accusent Mihrac Ural et son groupe d’avoir commis un crime de masse contre des centaines de sunnites au village de Bayda et dans la ville de Baniyas. Le seul indice sur lequel les groupes d’opposition s’appuient pour incriminer Ural est une vidéo où celui-ci conseille de nettoyer Baniyas des terroristes. Or, le mot « nettoyage » est un terme militaire utilisé par tous les belligérants en Syrie et ne donne aucune indication sur la responsabilité personnelle de l’individu visé. D’autant que les milices de Mihrac Ural sont déployées dans le Nord de la province de Lattaquié et non dans le gouvernorat de Tartous où se situe Baniyas. Cette phrase ne peut donc être considérée comme une preuve en soi. Mihrac Ural nie catégoriquement les faits en expliquant que sa seule raison de lutter est de défendre les citoyens syriens de toutes les confessions contre des groupes terroristes s’infiltrant par la Turquie.
(2) A noter que le régime de Damas a créé des milices supplétives afin que celles-ci assistent l’armée et protègent leurs zones d’habitation mais aussi dans le but inavoué de discipliner ses partisans et d’éviter les règlements de compte à caractère communautaire. 


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